Jean Guyot ou comment faire l'Europe avec la banque Lazard
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05 juillet 2008
Jean Guyot ou comment faire l'Europe avec la banque Lazard
Poursuivons notre grande saga européenne, avec cette fois-ci une sorte de zoom sur un illustre inconnu du grand public, qui pourtant est typique de cette atmosphère étrange de laquelle a émergé l’Europe. Zoom, donc, sur Jean Guyot, un personnage qui a allègrement mêlé les affaires et la construction européenne, proche de Monnet et Schuman, associé gérant de la banque Lazard. Un des fans de la technique du tourniquet, en somme…
Jean Guyot : ce personnage fait partie de ce que je qualifierais de « nébuleuse Monnet », c’est-à-direJeanguyot les hommes qu’on voit dans l’orbite de Monnet, le « père de l’Europe » selon la messe en vigueur depuis 60 ans maintenant, mais aussi –avec d’autres- de la Société des Nations, la SND qui devait nous empêcher de faire la deuxième guerre mondiale. Peu connu de ceux qui ne cherchent pas des poux à l’Europe qu’on nous a construite, Guyot est symptomatique d’un certain système fort peu démocratique : l’Europe.
Très introduit dans le milieu européaniste depuis le début (en langage européen on appelle ça « un pionnier »), via Schuman notamment, dans le cabinet duquel il est inspecteur des Finances dès 1946 avant d’être sous-directeur au Trésor. Cela lui a permis, dixit le site de sa « fondation Hippocrène » (destinée à « renforcer la cohésion entre jeunes européens »), de financer les investissements français via la Commission des Investissements et de répartir l’argent du plan Marshall, dans le cadre du Plan dont Jean Monnet était le responsable à l’époque.
Guyot était d'ailleurs à ce poste au moment où une partie de l'argent dudit plan Marshall était détournée pour le compte de la CIA afin de financer -par exemple- Force Ouvrière (afin de diviser la CGT qui avait le tort, elle, d'être communiste). Sur le même principe, Irving Brown, l'agent qui a permis la scission de la CGT, a aussi financé un certain courant trotskiste (lambertistes) dont ont fait partie Jospin ou Cambadélis à leurs débuts, ainsi que différents think tank européanistes.
Guyot est un européaniste convaincu, car pour lui l’Europe, ce « marché libre », c’est tellement mieux qu’un « marché organisé ».
Vient le temps de la CECA, la Communauté Economique du Charbon et de l’Acier, dont Monnet était le chef au début. Guyot s’en retrouve responsable financier, et je vous recopie ici le texte même du propre site de Guyot histoire de montrer qu’en lisant leur propagande on peut recouper pas mal de choses. Au sujet de ce poste de financier de la CECA, on nous dit donc, dans l’hommage à feu Guyot, qu’il « contribue à crédibiliser la première institution de l'histoire de l'Europe auprès des milieux financiers européens et américains en permettant à la Haute Autorité de la CECA de lancer des emprunts en son nom qui, à l’époque, ne signifiait que peu de chose, en particulier auprès des investisseurs américains. Ces opérations sont réalisées avec l’aide d’un petit nombre de financiers dont André Meyer, associé de Lazard, David Rockefeller, qui dirige la Chase Manhattan Bank, et Siegmund Warburg. ». Quelle chance nous avions : tant de beau linge pour nous financer, par pure abnégation.
Les Warburg, c’est la fameuse banque allemande Warburg, actionnaire de la FED (réserve fédérale US) depuis son origine, qui a largement contribué aux heures les plus sombres de l’Europe. Siegmund, d’après le Times “has become the most rapidly expanding merchant banker of London's City”, et sa banque devient vite la première banque d’affaire en Europe grâce à diverses constructions financières.
André Meyer, c’était un courtier que certains qualifieraient d’audacieux, repéré en 1924 par la famille Lazard. Une biographe de la banque a dit de Meyer qu’ « Aucun associé gérant n’aura autant d’emprise, autant d’influence sur les destinées de la banque et, d’une certaine manière, sur la transformation du capitalisme de part et d’autre de l’Atlantique ». On doit à Meyer et ses acolytes de Lazard (Felix Rohatyn, ancien ambassadeur US en France nommé par Clinton, passé récemment -après bien d'autres sièges d'administrateur- à la banque Lehman Brothers de Rockefeller après avoir été le directeur de New York pour Lazard, membre du Council on Foreign Relations de Rockefeller, européaniste et atlantiste convaincu, n'hésitant pas à chanter les louanges de l'euro tout en revenant sur la "menace soviétique", Michel David Weil, Bruno Roger et Antoine Bernheim) la mise sur pied de multinationales comme LVMH, Danone ou Cap Gemini. Cela va sans dire, on retrouve ces messieurs aux conseils d'administration desdites multis.
JeudiNoirWallStreetUn des descendants de Siegmund, Paul Warburg, fut à l’origine de la création de la FED (et de l’impôt sur le revenu) en 1913 après une énorme crise bancaire, cette magnifique arnaque qui a permis aux banques d’émettre la monnaie à la place de l’Etat. Ledit Paul a aussi été administrateur d’IG Farben la firme allemande qui a bien aidé Hitler à réarmer et à gazer 6 millions de personnes grâce à son Zyklon B (aujourd’hui divisée en plusieurs multinationales, dont BASF, Hoechst, AGFA ou Bayer). Et le fils de Paul, James, qui fut quant à lui (comme un certain Felix Warburg) administrateur de la banque Kuhn & Loeb dirigée par Jacob Schiff, et conseiller de Franklin Roosevelt, comme quoi la morale peut être à géométrie variable. Mais bref, je vous épargne un topo sur la Chase Manhattan de Rockefeller, on reviendra plus tard sur ces banques. Revenons à Guyot.
Justement, il est recruté sur les bons conseils de Monnet en 1955 (c’est toujours écrit sur le site de sa fondation) par André Meyer à la banque Lazard, où il reste jusqu’en 2005. Et comme par hasard, toujours d’après le site « La CECA accroît ainsi sa présence sur les marchés financiers internationaux et Lazard reste proche de l’institution européenne, dont la direction financière est assumée par Paul Delouvrier, successeur de Jean Guyot ». Mais, pour résumer : « Plus généralement, ce dernier œuvre en permanence pour la construction d’une Europe financière ». Mais heureusement « sa carrière de financier n’occulte pas son rôle de grand commis de l’Etat », ce dont on ne doute pas, puisque son intérêt était justement de faire les deux choses en même temps.
Et l’homme n’a pas chômé : l’endettement de l’Europe était manifestement une priorité. Endettement, faut-il le rappeler, qui a profité aux banques ayant fait crédit, comme par exemple Lazard. On nous explique d’ailleurs bien comment Guyot s’y est pris :
« En tant que banquier d’affaires, il n’hésite pas à prendre part à des initiatives européennes hardies. C’est par exemple, en 1965, la première émission d’emprunts parallèles pour le compte de l’ENEL, qui avait alors des besoins de financement significatifs et était conseillée par la banque d’affaires Mediobanca avec laquelle Jean Guyot a continué à travailler pendant de nombreuses années. Leprincipe est de lancer un emprunt multi-tranches dans les différents pays du marché commun. Les banquiers choisis, qui incluent Lazard pour la tranche française, sont chargés de lancer simultanément leur tranche d’emprunt sur leur propre marché dans les mêmes conditions financières. Ce type d’initiatives vise à stimuler le marché européen des capitaux. En arrière-pensée était déjà la création d’une monnaie commune entre les différents pays. ». Sans blague, ils ont des arrières pensées, les européanistes ? On ne nous dirait pas tout ?
Jean Guyot, associé gérant de la banque Lazard pendant près de 50 ans (c’est-à-dire qu’en France, il faisait partie de la quinzaine de « numéro 1 » français de ladite banque), était aussi un requin maniant sans subtilité les OPA hostiles, comme le montre Martine Orange après une interview de Guyot et de David-Weill passés aux Etats-Unis faire un putsh en plein Conseil d’Administration d’une boîte US.
Il était ami avec tout un tas de personnage influents comme l’économiste Jacques Rueff, un des fondateurs de la Société du Mont Pèlerin, qui est à l’origine des théories néo libérales qu’on subit toujours. Il est aussi à l’origine du très austère « Plan Pinay » (ainsi que des emprunts qui vont avec), et a élaboré et présidé le comité secret destiné à préparer le nouveau Plan de 1958 destiné à «assainir » les finances. Et dans ce comité, chose étrange, on retrouve encore des pontes de l’industrie et de la fonction publique, dont notre ami Guyot alors gérant de Lazard.
Voici la liste, d’après la Revue d’histoire moderne et contemporaine : « Les membres du comité,Contre_la_finance_A4nb comme en 1926, représentent la haute fonction publique ou les affaires. Ils sont huit. Dans le monde de l’entreprise, on relève la présence de Jean Guyot, gérant de la banque Lazard, ami de J. Rueff, véritable chef de cabinet officieux du comité, M. Lorain, président de la Société Générale, M. Alexandre, président du conseil des Experts-Comptables, ami d’A. Pinay, C.J. Gignoux, économiste, ancien dirigeant de la CGPF (Confédération Générale du Patronat Français) dans les années 1930-1940, organisme patronal ancêtre du CNPF, Raoul de Vitry, président de Péchiney. Dans la fonction publique figurent C. Brasart, conseiller d’État où il préside la section des Finances, Jean Saltes, sous gouverneur de la Banque de France et Jean-Marcel Jeanneney, professeur de sciences économiques, futur ministre du général de Gaulle. Le comité fait figure de Conseil économique et social en consultation et ses membres, choisis par Jacques Rueff, témoignent d’options économiques majoritairement libérales. ». Donc voilà comment et par qui sont élaborées nos politiques depuis des siècles. Quelques technocrates et grands patrons gèrent la Cité, que les gueux se taisent.
On retrouve aussi Jacques Rueff à la Cour de Justice de la CECA, puis dans les mics-macs à l’origine du marché commun tant voulu par les Etats-Unis.
En 1981, la seule grande banque à ne pas être nationalisée est la banque Lazard, évidemment. Et puis, pour couronner sa carrière, Guyot conseille carrément le comité d’investissement de l’ONU.
Mais il faut rappeler que Guyot n’a rien d’exceptionnel : ils ont été et sont encore nombreux à passer du secteur privé, en général les grandes banques et les multinationales, à la haute fonction publique. Aujourd’hui on assimile simplement ça à du lobbying.