CLAIRE GIBAULT : « POUR DIRIGER UN ORCHESTRE, J'AI DÛ LE CRÉER »

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3 May 2013

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CLAIRE GIBAULT : « POUR DIRIGER UN ORCHESTRE, J'AI DÛ LE CRÉER »

Claire Gibault Pour diriger un orchestre j ai du le creer

© Philippe Matsas/Opale

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Elle est une des rares femmes chefs d’orchestre. A la tête du Paris Mozart Orchestra, après un détour par la politique, elle met les musiciens au diapason de ses idéaux égalitaires.

Par Philippe Trétiack [ Tous ses articles ]

Une aventure qui devrait faire du bruit

Chef d'orchestre... La profession s'écrit au masculin. Claire Gibault le sait. Elle connaît la musique. Celle des refus et des mensonges, des mille et une excuses destinées à écarter les femmes de cette position de pouvoir. Conséquence, elle a créé son propre orchestre, le Paris Mozart Orchestra. Égalité de salaires entre tous, charte de non-discrimination, laïcité, parité entre hommes et femmes chez les musiciens, vocation sociale... une aventure qui devrait faire du bruit. Le reste du temps, cette passionnée de 67 ans, qui fut députée européenne dans les rangs de l’UDF, qui fut surtout l’assistante du grand chef italien Claudio Abbado, continue de diriger les plus grands orchestres du monde. Dans l’entretien qui suit, elle prouve qu’on peut mener ses troupes à la baguette sans forcément vouloir les dominer.

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« Pour qu'une femme soit à la tête d'une institution culturelle, il fallait qu'elle la crée »

ELLE. Pourquoi avoir créé votre propre orchestre ?Claire Gibault. Ici, je me cognais au plafond de verre. J’avais dirigé à l’Opéra de Washington avec Placido Domingo, à Covent Garden à Londres, à Berlin, à la Scala de Milan, mais en France, impossible. Après avoir travaillé en Italie, je suis rentrée. J’avais deux enfants et, pour leurs études, c’était mieux. Je connaissais les réseaux et je savais qu’à Paris je n’aurais aucune chance. J’ai posé modestement ma candidature à l’orchestre de Rennes Bretagne et à l’orchestre de chambre de Toulouse. J’ai été éliminée sur dossier. On ne me recevait même pas. Avec l’expérience que j’avais au plus haut niveau, en tant qu’assistante d’Abbado, soutenue par une bonne presse, comment l’expliquer ? Certes, on n’allait pas m’écrire noir sur blanc que c’était parce que j’étais une femme, mais je voyais bien le problème. Quand j’étais au Parlement européen, à la commission Culture puis à celle des Droits de la femme, j’ai rédigé un rapport sur les discriminations à l’égard des femmes dans le monde du spectacle vivant. Toutes les statistiques européennes étaient éloquentes. Pour qu’une femme soit à la tête d’une institution culturelle ou d’une entreprise, il fallait qu’elle la crée. C’est ce que j’ai fait en fondant mon propre orchestre. Sans financement public, uniquement avec l’aide de fondations familiales ou d’entreprises. Toutes les femmes qui font une carrière internationale, comme Laurence Equilbey, Nathalie Stutzmann, ont dû, pour pouvoir diriger en France, faire la même chose.

ELLE. La politique, c’est fini pour vous ?Claire Gibault. J’ai démissionné de tout. J’ai été centriste, à l’UDF. Ils étaient venus me chercher. Je n’avais jamais été à un meeting de ma vie et n’avais jamais été encartée. Alors, quand l’UDF m’a appelée, j’ai rigolé. Là où j’étais performante, dans la musique, on ne me proposait rien, mais, dans un domaine dont j’ignorais tout, on faisait appel à moi ! C’était vraiment la France. J’ai refusé, puis, face à ce plafond de verre qui me faisait souffrir, poussée par mes amis artistes, j’ai accepté. Je me suis dit : je vais travailler pour les autres, moi dont la carrière me place toujours au centre. Je n’ai pas tenu deux ans. Un parti politique, c’est le contraire de l’engagement d’un artiste. L’artiste se met à nu, donne tout. Son authenticité émeut le public. Mais, en politique, je devenais embarrassante. On me disait : tu as raison, mais ne le dis pas. Au moins, j’aurai appris le fonctionnement d’une politique culturelle. J’étais un oiseau sur une branche, je suis devenue quelqu’un de structuré.

« Avec un orchestre moyen, le chef est indispensable pour tenir le tempo »

ELLE. Chef d’orchestre, c’est un métier égocentrique ?Claire Gibault. Le chef d’orchestre est un véritable chargé des ressources humaines. Il est là pour mettre en valeur les musiciens qu’il a autour de lui. Les écouter, saisir ce qu’ils proposent, les unifier avec sa conception personnelle. En faire un tout. Dans les répétitions, il doit les mettre en condition de s’exprimer le mieux possible et, comme chacun a une sensibilité différente, il faut unir ces propositions diverses. Le hautbois solo, la clarinette, la flûte peuvent avoir un sentiment personnel mais, dans le déroulement et le rythme, il faut les articuler, doser les timbres, les équilibres de nuances.

ELLE. Parle-t-on de la même manière à des cuivres et à des bois ?Claire Gibault. Dans les cordes, la plupart sont tuttistes, par opposition aux solistes. Dans un orchestre, il y a cinq solistes : le premier violon, le chef d’attaque des seconds, des alti, des violoncelles, des contrebasses. Il ne faut pas laisser dans l’anonymat qui que ce soit. Il faut les avoir tous dans son regard et les valoriser. Tous peuvent être humiliés. Il faut de la diplomatie, inspirer de la confiance.

ELLE. En concert, une fois donné le départ, quel est votre rôle ?Claire Gibault. Avec des orchestres de niveau moyen, le chef est indispensable pour tenir le tempo, les équilibres. Dans un très bon orchestre, le violon solo a une autorité extraordinaire sur toutes les cordes, il a une bonne relation avec le hautbois solo et le timbalier qu’il a dans son regard. A eux trois, ils peuvent sauver toutes les situations. Surtout dans les orchestres de moins de cinquante musiciens. Mais le chef dépasse les données techniques, il apporte le je-ne-sais-quoi qui change tout. Le chef d’orchestre n’est pas un chef de gare.

« On a institué les auditions derrière paravent »

ELLE. Et il y a une manière féminine de diriger ?Claire Gibault. Il y a beaucoup de sortes de femmes. Mon modèle, c’est Claudio Abbado. Un homme simple et doux, au charisme spirituel.

ELLE. Comment fonctionne votre orchestre ?Claire Gibault. Nous avons une charte signée par tous les musiciens. Parité hommes-femmes. J’aime la mixité. Mais je sais aussi que beaucoup de femmes de talent ont du mal à accéder à des postes à responsabilité, alors je les aide. C’est pour cela qu’on a institué les auditions derrière paravent. Depuis quarante ans aux États-Unis et depuis un quart de siècle en Europe. Lors des concours, on conseille aux femmes de ne pas mettre de talons pour qu’on ne les entende pas arriver. On leur dit de ne pas répondre si on leur dit bonjour. Pour ne pas être repérées. La sociologue Hyacinthe Ravet a fait un excellent travail sur les connotations sexuelles des instruments. Il faut savoir qu’au Conservatoire, au XIXe siècle, les instruments qui mettaient en jeu le souffle, la salive et la force étaient interdits aux femmes. Et le dernier instrument à s’être féminisé dans l’orchestre fut la clarinette, car on met tout le bec dans la bouche, ce qui était jugé très inconvenant. Même la harpe faisait peur, car il faut déployer son corps, et le violoncelle, car il faut en jouer en amazone. Moi, j’ai une femme aux timbales, au cor, quelquefois aux trompettes. L’orchestre s’appelle Mozart, car nous avons le nombre suffisant de musiciens, quarante, pour jouer du Mozart.

« Dans ce moment de crise, je crois que les artistes doivent être présents »

ELLE. Chef d’orchestre, voyez-vous le monde d’une façon particulière ?Claire Gibault. Je vois tous les pièges du pouvoir. La vanité, l’orgueil qui vous rendent inconscient de vos privilèges. C’est très destructeur pour les relations humaines et pour soi-même. Cela obscurcit le regard. Le goût de la domination, celui de tenir les rênes des choses, cela vous guette. Mais un bon chef d’orchestre est celui qui sait écouter les autres.

ELLE. Votre orchestre est engagé dans l’action sociale.Claire Gibault. Dans ce moment de crise, je crois que les artistes doivent être présents. Et il s’agit de notre survie. Le public des salles de concerts se raréfie et vieillit. Le théâtre et la danse tiennent encore, mais dans les concerts la moyenne d’âge est au-dessus de 60 ans ! Je suis en charge d’un rapport pour le Conseil économique et social sur l’éducation artistique tout au long de la vie. La musique est un langage universel, elle participe au ciment social. C’est une sacrée école du vivre-ensemble. Nous jouons dans les cités, aux Tarterêts, au Val-Fourré. Nous avons bâti un programme avec le rectorat. On développe le mélologue, un mélange de musique et de littérature. On y ajoutera bientôt des projections de tableaux. Chaque fois, nous commençons par passer une journée dans l’établissement. L’orchestre répète. Les musiciens expliquent leurs instruments. On y mêle des quiz, des jeux. On demande aux enfants d’apprendre un chant qu’ils interprètent ensuite avec l’orchestre. Ils adorent. Nous avons préparé « Soudain dans la forêt profonde » d’Amos Oz sur une musique contemporaine de Fabio Vacchi. Le 14 juin, par exemple, nous jouerons à la maison d’arrêt de Fresnes, le 27 à l’hôpital Necker.

« On ne supporte plus la tyrannie des chefs d'autrefois »

ELLE. La musique classique séduit les enfants ?Claire Gibault. Oui, beaucoup. Mais, récemment, une petite fille m’a demandé : « Madame, pourquoi il n’y a pas de Noirs ni d’Arabes dans votre orchestre ? » C’était une question légitime. J’y suis sensible. J’ai deux enfants que j’ai adoptés, seule, au Togo, et, par le passé, j’ai eu un projet de création avec Johnny Clegg en Afrique du Sud. D’autres me disent aussi : « J’écoute de la musique avec mes parents mais pas celle-là. » Je leur explique qu’il peut être intéressant d’écouter la musique du pays dans lequel ils vivent. Une petite fille de 11 ans m’a demandé s’il était trop tard pour devenir chef d’orchestre. Je lui ai dit non, mais il faut s’y mettre tout de suite. Moi, j’ai commencé la musique à 4 ans. Mon père était mon premier professeur de solfège au Conservatoire. Il était aussi employé de la Caisse d’Epargne.

ELLE. D’où viennent vos musiciens ?Claire Gibault. Il y a d’abord eu le noyau dur des super solistes de l’Opéra Bastille, hautbois, violoncelle, puis d’autres sont venus chercher une bouffée de passion et de désir. Nos talents sont homogènes. Age : entre 25 et 35 ans. J’ai institué le remboursement du babysitting pour les parents célibataires, et, quand on va au Val-Fourré, tout l’orchestre déjeune à la cantine et dort à l’hôtel Ibis.

ELLE. Le métier évolue-t-il ?Claire Gibault. Oui, on ne supporte plus la tyrannie des chefs d’autrefois. Mais il y a aussi, dans les orchestres, des musiciens qui ne vous saluent pas quand ils vous croisent en coulisses, parce qu’on ne pactise pas avec les chefs.

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